Mort de Abass Rouki à MBagne, bévue ou intervention justifiée de l’armée

Article : Mort de Abass Rouki à MBagne, bévue ou intervention justifiée de l’armée
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2 juin 2020

Mort de Abass Rouki à MBagne, bévue ou intervention justifiée de l’armée

La mort par balle de Abass Rouki, survenue le 28 mai 2020 dans le département de MBagne et attribuée à un soldat de l’armée mauritanienne continue d’enflammer les réseaux sociaux, suscitant la réaction de plusieurs partis politiques et des organisations des droits de l’homme. Pendant que ces derniers parlent de bévue, de meurtre ou d’assassinat d’un citoyen désarmé, l’Etat-major général des Armées avance la légitime défense pour justifier l’acte perpétré par l’un de ses éléments. Aux dernières nouvelles, les autorités nationales ont présenté les condoléances de l’Etat mauritanien et versé le prix du sang (DIYA) aux ayants droits de la victime.

Les abords du fleuve Sénégal aujourd’hui fermés pour cause de Covid-19

Depuis plusieurs jours, la mort du jeune charretier, Abass Rouki, continue de nourrir les dissensions dans les réseaux sociaux et animer les discussions de salon. L’indignation a gagné aujourd’hui la rue mauritanienne. Plusieurs partis politiques ainsi que des organisations de la société civile ont vivement réagi à ce que beaucoup considèrent comme une bavure militaire. L’Etat-major des Forces Armées a également publié un communiqué dans lequel, il donne sa propre version.

Les faits

Selon le maire de MBagne, Assane Amadou Seck, qui s’est rendu sur les lieux de l’incident, le drame a eu lieu le jeudi 28 mai 2020, aux environs de 22 heures. Le jeune Abass Rouki, jeune charretier de 35 ans accompagné de son neveu, a été abattu d’une balle près du cœur. Il était en train de charger de la marchandise qu’un commerçant venait de débarquer sur la berge, après avoir traversé le fleuve. Surpris par une patrouille de l’armée mauritanienne chargée de surveiller la frontière pour empêcher les infiltrations, en cette période de Covid-19. Abass et le commerçant tentent de s’enfuir, mais le charretier reçoit une balle tirée à bout portant dans la poitrine.

Le Procureur de la République, deux colonels, l’un de la gendarmerie et l’autre de l’armée se sont rendus sur les lieux du drame et ont constaté les faits, avant de livrer le corps de la victime à ses proches venus de Dabane, localité dont est originaire le jeune charretier, située dans la localité de MBagne.

Selon plusieurs propos rapportés par voie de presse, le maire Assane Seck ne semble pas être trop surpris par ce drame qu’il trouve prévisible «depuis que des jeunes de la localité de Wending dans le département de MBagne ont été arrêtés pendant 72 heures pour avoir dénoncé une contrebande organisée par des commerçants avec la complicité des militaires». Selon le maire, les autorités bien qu’informées, n’ont pas réagi à cette information qui concernait pourtant la fermeture des frontières, les infiltrations et la Covid-19.

Point de vue de l’Armée

Dans un communiqué publié suite au drame de MBagne, l’Etat-major général des Armée indique que «dans le cadre de l’exécution de ses missions sécuritaires liées à la fermeture des frontières, une patrouille militaire a intercepté le jeudi 28 mai 2020 à 21 heures un groupe de passeurs d’infiltrés près du village de Wending relevant de la Moughataa de MBagne ». Le communiqué de souligner que «la patrouille a pu arrêter l’un des passeurs, alors que les autres ont pris la fuite». C’est au cours de la poursuite, qu’un «élément du groupe a tenté d’agresser un soldat, ce dernier a tiré une balle de sommation en direction de l’agresseur, mais cette balle a malheureusement touché mortellement ce dernier» poursuit le communiqué qui précise que «les investigations menées à la suite de l’incident ont montré que la victime est un citoyen mauritanien répondant au nom de Abass Rouki, qu’il est recherché par la justice et qu’il a des antécédents judiciaires».

En conclusion, l’Etat-major dans son communiqué, «en adressant ses sincères condoléances à la famille du disparu et à ses proches, rappelle à tous qu’il est déterminé à exécuter la décision de fermeture des frontières et à empêcher les opérations d’infiltration. Il appelle les citoyens à respecter ces décisions et à s’en tenir aux instructions des patrouilles militaires qui veillent sur leur sécurité et celle de leurs biens».

Réaction de partis et de personnalités politiques

Des institutions nationales, des partis politiques et quelques personnalités se sont prononcés sur le cas du jeune Abass Rouki tué à bout portant le jeudi dernier dans le département de MBagne.

La Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) a publié un communiqué dans lequel elle déclare avoir «appris avec tristesse la mort d’un citoyen mauritanien dans la Moughataa de MBagne mortellement atteint par un tir à balle réelle provenant d’une patrouille militaire». La CNDH de rappeler «aux autorités que toutes les actions doivent être légales, nécessaires et proportionnelles et qu’à ce titre, il convient de mener une enquête indépendante et crédible pour faire la lumière sur les circonstances de cet acte et en tirer les conséquences qui garantissent le respect des droits et la lutte contre l’impunité».

Le Rassemblement National pour la Réforme et le Développement (RNRD), plus connu sous le nom de parti Tawassoul d’obédience islamiste, a publié un communiqué  en date du 29 mai 2020 dans lequel il «condamne fermement cet acte barbare et odieux, qui montre un usage excessif de la force » et «exige l’ouverture immédiate d’une enquête transparente, pour faire toute la lumière sur l’incident». Le parti «exige que la justice fasse son travail en toute indépendance dans cette affaire» et «appelle tous les Mauritaniens à resserrer les rangs et parler d’une seule voix et mettre ensemble l’esprit de la fraternité islamique contre les messages de discorde».

Egalement, le parti Union des Forces du Progrès (UFP) «réclame une enquête indépendante sur les circonstances dans lesquelles ce compatriote a été tué». Le parti «attire l’attention des autorités que le confinement ou le couvre-feu ne peut en aucune manière justifier la violation des lois ou de la dignité des citoyens, à fortiori d’attenter à leur vie». L’UFP met en garde «tous les Mauritaniens contre des rumeurs et discours suspects qui se diffusent ces derniers temps avec pour volonté de troubler la quiétude des populations et de porter préjudice à l’unité et à la cohésion nationale au moment où notre peuple a plus que jamais besoin de resserrer ses rangs, pour faire face à la pandémie de la Covid-19 et à ses incidences économiques et sociales désastreuses».

Le Rassemblement des Forces Démocratiques (RFD) et l’Union Nationale Alliance Démocratique (UNAD) dans une déclaration commune affirment avoir «appris avec un immense regret et une profonde tristesse la nouvelle du meurtre du citoyen Abass Rouki» et déclarent être «conscients des circonstances exceptionnelles que traverse le pays, en raison de la propagation de l’épidémie du coronavirus, et du rôle important et apprécié joué par les forces armées à cet égard, loin de tout abus ou excès».  Ces deux formations de l’opposition exigent cependant «des autorités, l’ouverture, en toute urgence, d’une enquête indépendante et transparente, pour que la vérité sur les circonstances de ce tragique accident soit connue», appelant les Mauritaniens «à faire barrage, de manière ferme, à tout ce qui pourrait provoquer la discorde ou alimenter les tensions entre les composantes de notre peuple».

L’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH) s’indigne aussi d’un acte qui n’est ni isolé ni le fuit d’une erreur, car «à une distance très réduite, la victime a reçu une balle en pleine poitrine, alors qu’elle était accompagnée de son neveu et du commerçant propriétaire de la marchandise débarquée d’une pirogue».  L’AMDH est ainsi la première organisation des droits de l’homme à réagir à ce drame qui a coûté la vie à un «père de cinq enfants, qui laisse une famille orpheline». L’organisation déplore aussi cette «succession d’évènements tragiques qui secouent les citoyens depuis la mise en place des mesures restrictives de liberté».
Et de poursuivre, «les forces de l’ordre continuent sur une dynamique répressive sans précédent en faisant usage des armes. La fermeture des frontières et le manque d’assistance et de soutien pour les populations dans les zones rurales en particulier réactivent les gestes de survie qui bravent les interdits».
L’AMDH réclame ainsi «l’ouverture d’une enquête indépendante pour faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles les armes sont utilisées contre des citoyens qui ne cherchent qu’à survivre dans cette période d’exception et de restriction de circulation», avant de noter que «le déploiement de l’armée rappelle les périodes d’exception du régime militaire répressif».

L’Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF) condamne aussi «fermement cet acte, qui montre l’usage de la force qui a occasionné la mort d’Abass et dont ont été victimes de paisibles citoyens ces derniers jours à Nouakchott». L’association exige également «l’ouverture immédiate d’une enquête transparente pour faire toute la lumière sur cet incident » et que «la justice fasse son travail en toute indépendance, dans cette affaire». L’organisation «appelle tous les Mauritaniens à resserrer les rangs et à éviter tout ce qui peut nuire à la paix sociale, tout en demandant de mettre en avant l’esprit de fraternité islamique, contre les discours et paroles de la discorde qui circulent. Cependant, nous devons tous veiller à l’unité et à la cohésion nationale au moment où notre peuple a plus que jamais besoin de resserrer ses rangs pour faire face à la pandémie de la Covid 19 et à ses incidences économiques et sociales désastreuses ». L’AFCF «attire l’attention des autorités que le confinement ou le couvre-feu ne peuvent en aucune manière justifier la violation des lois ou de la dignité des citoyens à fortiori d’attenter à leur vie ».

La Coalition Vivre Ensemble (CVE) qualifie l’incident de MBagne de «bavure grotesque commise par un élément de l’armée mauritanienne en patrouille dans la zone de MBagne, ayant tué à bout portant un charretier du nom de Abass Diallo, originaire de Dabane dans la nuit du 28 mai 2020 ». La CVE qui a «condamné fermement cet acte odieux», affirme que «le soldat a tiré à bout portant sur le contrevenant, qui ne détenait aucune arme sur lui et qui ne manifestait aucune forme d’agressivité vis-à-vis de la patrouille militaire», corroborant ses propos par le «laborieux communiqué de l’Etat-major de l’armée, qui respire la contradiction, la mauvaise foi et la falsification des faits».

L’autre aile de la CVE, la CVE/Vérité et Réconciliation, a aussi publié un communiqué dans lequel elle qualifie l’incident «d’assassinat», parlant de «provocations incessantes des populations de la Vallée» et «l’empressement avec lequel l’armée a publié un communiqué qualifiant la victime d’être recherché par la justice, comme si cela suffisait à justifier le crime, ce qui trahit la volonté de l’institution d’étouffer l’affaire». La CVE/VR de rappeler que «l’armée est censée protéger les populations et non se comporter en armée d’occupation et exige qu’une enquête indépendante soit immédiatement diligentée pour mettre toute la lumière sur cette tragédie qui a coûté la vie à un citoyen mauritanien».

L’organisation antiesclavagiste, SOS Esclaves, a aussi réagi par rapport à la triste mort de Abass Diallo qu’elle qualifie «d’assassinat» perpétré par «les forces de l’armée » et qui rappelle «la psychose et les grosses atteintes aux droits de l’homme des années de braise (1989/1991)».
SOS Esclaves «exige que les autorités mauritaniennes diligentent une enquête rapide et transparente pour déterminer les conditions réelles du décès de feu Abass Diallo».

L’ancien député et homme fort de l’UFP, Mohamed Moustapha Beddredine, considère pour sa part que le justificatif avancé par l’Etat-major général des Armées ne tient nullement la route. Dans un communiqué qu’il a publié en la circonstance, Beddredine réclame la condamnation de l’auteur du drame pour qu’il serve de leçon à ceux qui sont chargés de la protection du citoyen et pour qu’un tel acte ne reste impuni. «De la même manière que des agents de la sécurité routière ont été sévèrement sanctionnés pour avoir maltraité des citoyens, ce militaire auteur de ce drame doit aussi être sanctionné» a réclamé l’homme politique.

 Le ton monte dans les réseaux sociaux

Le délire monte dans les réseaux sociaux. Sur Watsap, Facebook, Instagram, ou encore dans les blogs et dans les sites Internet, les commentaires vont de l’indignation à l’opprobre contre une armée accusée de tous les maux. Voici quelques commentaires choisis au hasard.

«Un coup de semonce ou tir de sommation est un tir d’artillerie ou d’arme à feu réalisé en vue d’intimider un adversaire sans lui porter de dégâts physiques»

«Bavure militaire ou pas, on ne doit pas se prononcer sans avoir connu les tenants et aboutissants de l’Affaire ! Une enquête s’impose car si rien ne justifie le désordre, l’anarchie et mort d’homme, rien ne doit aussi nous amener à incriminer et à condamner, démobiliser et ternir nos forces de l’ordre en ces temps qui courent ! Je ne suis pas un militaire ou ex militaire et je ne défends pas l’arbitraire et je suis, par principe et par essence contre l’impunité et le déni mais c’est juste un avis personnel».

«Une enquête est nécessaire pour mettre au claire cette affaire certes, malheureusement le communiqué de l’armée montre que cette dernière ne montre aucun remord mais essaye plutôt de divertir l’opinion en parlant de casier judiciaire du défunt»

«Le communiqué de l’armée contient beaucoup de contradictions, cela suffit amplement pour prouver que c’est une bavure».

«Malheureusement cette Armée n’est pas à sa première bavure. Elle est comptable et coupable de crimes odieux commis à son sein et sous ses ordres».

«Tué d’une balle alors qu’il n’était pas armé. Tué d’une balle juste pour avoir débarqué de la marchandise sur la berge du fleuve. En vérité le jeune Abass n’est mort que parce qu’il était en face d’une armée qui a acquis le réflexe facile de tirer sur les populations noires du sud depuis les années 90 ».

«Le militaire qui a tiré sur Abass l’a fait aussi facilement parce qu’il sait que celui qui avait tiré sur Lamine Mangane n’a jamais été inquiété pour son crime. Pas plus que ne l’ont été ceux qui sont responsables des fosses communes de Sori Malé et de Wothi. En Mauritanie du sud, tirer sur un citoyen noir ne prête à aucune conséquence. Nos hommes armés le savent!»

La Mauritanie, fin de l’impunité des militaires et agents des forces de l’ordre

Avec les derniers incidents survenus en Mauritanie, notamment l’emprisonnement d’un commandant de brigade de la gendarmerie suite au viol suivi de grossesse sur une mineure de 12 ans à l’Est du pays, la radiation de quatre agents de la sécurité routière pour avoir fait subir des traitements inhumains et dégradants à des citoyens ayant violé le couvre-feu, les autorités mauritaniennes affichent leur ferme intention de mettre fin à l’impunité des agents des forces armées et de sécurité.

Constat d’ailleurs largement partagé par le site marocain en ligne «Le 360 Afrique» qui parle d’un espoir sur le plan de la justice en Mauritanie, où «l’impunité était la règle pour certains gradés et les militaires en général». Voir lien : http://cridem.org/C_Info.php?article=736495

Le dernier drame survenu le 28 mai 2020 avec la mort du jeune Abass Diallo à MBagne prouve également cette dynamique de l’Etat mauritanien à promouvoir l’image d’un pays déterminé à faire des progrès dans le domaine des droits humains. Le Président de la République a en effet envoyé une forte délégation pour présenter les condoléances de l’Etat aux ayants-droits de la victime après cette erreur mortelle commise par un élément de la patrouille militaire chargée de surveiller la fermeture des frontières avec le Sénégal. Seulement, l’Etat-major des Armées ouvrira-t-elle une enquête pour déterminer les circonstances de la mort du jeune charretier comme le réclame les acteurs politiques et ceux de la société civile ? Certains trouvent que ce serait preuve de transparence et signe d’une vision nouvelle dans le traitement des sujets jugés sensibles.

Cheikh Aïdara

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